22 novembre 2004 

Bienvenue au club

“Parfois, je repense à cette histoire. Ça fait partie des choses auxquelles j'essaie de donner un sens. J'y ai repensé le lendemain matin pendant le trajet de Skagen à l'aéroport d'Ålborg, où nous devions rendre la voiture de location. J'y ai repensé aujourd'hui sur le chemin du retour, entre l'arrêt de bus et la maison de mes parents. Mais lentement, irrésistiblement, je la sens se dissoudre dans les artifices brumeux de la mémoire. Voilà pourquoi je l'ai couchée sur le papier, même si je sais bien que je ne suis parvenu ainsi qu'à la falsifier différemment, plus artistement. Est-ce qu'un récit sert à quelque chose ? Je me le demande. Je me demande si tout le vécu peut vraiment être réduit et distillé en quelques moments d'exception, six ou sept peut-être qui nous seraient accordés dans toute notre existence, et si toute tentative de tracer un lien entre eux est vouée à l'échec. Et je me demande s'il y a dans la vie des moments non seulement "qui valent des mondes", mais tellement saturés d'émotion qu'ils en sont dilatés, intemporels, comme cet instant où Inger et Emil, assis sur ce banc de la roseraie, ont souri à l'objectif, ou quand la mère d'Inger a relevé les stores sur la grande fenêtre du salon, ou quand Malcom a ouvert l'écrin à bijoux et demandé ma sœur en mariage. S'il en a eu le temps.” Jonathan Coe, Bienvenue au club.

20 septembre 2004 

Mémoires d'Hadrien

“Les dates se mélangent : ma mémoire se compose une seule fresque où s'entassent les incidents et les voyages de plusieurs saisons. La barque luxueusement aménagée du marchand Érastos d'Éphèse tourna sa proue vers l'Orient, puis vers le sud, enfin vers cette Italie qui devenait pour moi l'Occident. Rhodes fut touchée deux fois ; Délos, aveuglante de blancheur, fut visitée d'abord par un matin d'avril et plus tard sous la pleine lune du solstice ; le mauvais temps sur la côte d'Épire me permit de prolonger une visite à Dodone. En Sicile, nous nous attardâmes quelques jours à Syracuse pour explorer le mystère des sources : Aréthuse, Cyané, belles nymphes bleues. [...] J'avais entendu parler des irisations surprenantes de l'aurore sur la mer d'Ionie contemplée du haut de l'Etna. Je décidai d'entreprendre l'ascension de la montagne ; nous passâmes de la région des vignes à celle de la lave, puis de la neige. L'enfant aux jambes dansantes courait sur ces pentes difficiles ; les savants qui m'accompagnaient montèrent à dos de mules. Un abri avait été construit au faîte pour nous permettre d'y attendre l'aube. Elle vint ; une immense écharpe d'Iris se déploya d'un horizon à l'autre ; d'étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l'espace terrestre et marin s'ouvrit au regard jusqu'à l'Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l'une des cimes de ma vie. Rien n'y manqua, ni la frange dorée d'un nuage, ni les aigles, ni l'échanson d'immortalité.” Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien.

31 août 2004 

Le songe de Scipion

“Pour la première fois, [Julien] comprenait ce qu'un Olivier de Noyen avait dû éprouver quand, grâce à la grande lenteur de ses voyages, il pouvait noter le plus minuscule changement dans le paysage et la végétation. Ce que cela signifiait de ne pas avoir de carte et de demander sa route aux passants. D'avancer sans savoir si, le soir venu, on trouverait un lit ou un repas. De dormir sous les arbres d'une forêt, enveloppé dans une vieille couverture trouvée près d'un cours d'eau, de cueillir des fruits et des champignons, d'allumer un feu pour faire rôtir des pommes de terre volées dans un champ. De subir la chaleur desséchante d'une route sans ombre qui longeait une vallée apprès Issoire ou la brusque pluie torrentielle qui le força à se terrer dans une cave quelques kilomètres avant Allègre.
Plus on s'enfonçait dans les vallées, plus on s'éloignait des villes, moins les gens s'intéressaient à la guerre et moins ils voulaient en entendre parler. Eux-mêmes ou leurs enfants avaient été pris la dernière fois, et beaucoup n'étaient pas revenus. Chaque village possédait son monument aux morts couvert de noms. Julien ne vit que des gens soulagés que ce fût terminé et que de nouveaux patronymes n'aillent pas rallonger la liste. Une rapide défaite valait mieux qu'une victoire acquise chèrement. Les Allemands allaient arriver, boiraient du champagne, puis rentreraient chez eux. Un point, c'est tout. Peut-être même que la vieille femme qui lui dit ça avait raison, en fait. Julien n'en savait rien et, après quasiment deux semaines sans nouvelles ni information sûres, il s'aperçut que ça ne l'intéressait même pas. La guerre se déroulait au nord, c'était l'affaire des autres. Elle n'affectait pas ceux qui labouraient leurs champs et s'occupaient de leurs chèvres. Julien se souciait davantage de l'état calamiteux de ses semelles de chaussures.” Iain Pears, Le songe de Scipion.

29 août 2004 

Magnolia

Young Pharmacy Kid: Strong, strong stuff here. What exactly you have wrong, you need all this stuff?
Linda Partridge: Motherfucker...
Young Pharmacy Kid: What are you talking about?
Linda Partridge: Who the fuck are you, who the fuck do you think you are? I come in here, you don't know me, you don't know who I am, what my life is, you have the balls, the indecency to ask me a question about my life?
Old Pharmacist: Please, lady, why don't you calm down -- ?
Linda Partridge: Fuck you, too! Don't call me "lady"! I come in here, I give these things to you, you check, you make your phone calls, look suspicious, ask questions! I'm sick! I have sickness all around me and you fucking ask me about my life?! "What's wrong?" Have you seen death in your bed? In your house? Where's your fucking decency? And then I'm asked fucking questions. What's...wrong?! You suck my dick! That's what's wrong! And you, you fucking call me "lady"?! Shame on you! Shame on you!! Shame on both of you!” Paul Thomas Anderson, Magnolia.


1. Julianne Moore dans le rôle de Linda Partridge
2. Magnolia
3. PTA. Et en plus il est beau gosse...

19 mai 2004 

The Farewell Trilogy

“Now the horizon line was thickening and filling in with fantastic detail. We could see the pure spire of San Giorgio on the left, the lifted gold ball of the Dogana gleaming straight ahead of us and over on the right all the layered complication and panoply of the Riva degli Schiavoni, the church where Vivaldi was composer, the house where James finished Portrait of a Lady, the hotel where George Sand and Proust stayed, the Oriental filigree of the Doge's Palace, suspended over a low, columned walkway, the soaring monument topped by a saint and a crocodile, behind it the green-roofed ten-story brick campanile and, just to the right and beyond, the great clock with its two Moors striking the hours, both with bare asses and big dicks. And as the drone of our motors shifted softer, the hollow roar of thousands of milling human beings flowed in on us, the tumult of voices and shoes striking stone, the muffled busyness that suggested an undressed opera stage where a director was rehearsing a crowd scene with extras in street clothes. Guides with raised, colored umbrellas were trying to keep their different groups together (Joshua called them the pecore). Faintly, in the distance, an out-of-tune café orchestra was playing a palm-court verion of "Strangers in the Night."” Edmund White, The Farewell Trilogy.

12 mai 2004 

Charité

“Sache qu'il existe un pays où les volcans se voilent parfois d'un envol de colibris au-dessus des bougainvillées, un pays sans neige ni cerises ni saisons où les volcans noirs et les goyaves écarquillent la chair du palais et les prunelles, sache que ce pays existe où les Anges s'arrêtent interdits, où l'on t'aime sans te connaître, entre le tropique du Cancer et la constellation du Cygne. Quelle chance insigne a celle qui commence le voyage pour qui a dépassé la moitié du parcours.” Frédéric-Yves Jeannet, Charité.

26 avril 2004 

Middlesex

“Every morning a great wall of fog descends upon the city of San Francisco. It begins far out at sea. It forms over the Farallons, covering the sea lions on their rocks, and then it sweeps onto Ocean Beach, filling the long green bowl of Golden Gate Park. The fog obscures the early morning joggers and the lone practitioners of tai chi. It mists up the windows of the Glass Pavilion. It creeps over the entire city, over the monuments and movie theaters, over the Panhandle dope dens and the flophouses in the Tenderloin. The fog covers the pastel Victorian mansions in Pacific Heights and shrouds the rainbow-colored houses in the Haight. It walks up and down the twisting streets of Chinatown; it boards the cable cars, making their clanging bells sound like buoys; it climbs to the top of Coit Tower until you can't see it anymore; it moves in on the Mission, where the mariachi players are still asleep; and it bothers the tourists. The fog of San Francisco, that cold, identity-cleansing mist that rolls over the city every day, explains better than anything else why that city is what it is. After the Second World War, San Francisco was the main point of reentry for sailors returning from the Pacific. Out at sea, many of these sailors had picked up amatory habits that were frowned upon back on dry land. So these sailors stayed in San Francisco, growing in number and attracting others, until the city became the gay capital, the homosexual Hauptstadt. (Further evidence of life's unpredictability: the Castro is a direct outcome of the military-industrial complex.) It was the fog that appealed to those sailors because it lent the city the shifting, anonymous feeling of the sea, and in such anonymity personal change was that much easier. Sometimes it was hard to tell whether the fog was rolling in over the city or whether the city was drifting out to meet it. Back in the 1940s, the fog hid what those sailors did from their fellow citizens. And the fog wasn't done. In the fifties it filled the heads of the Beats like the foam in their cappuccinos. [And] in the sixties it clouded the minds of the hippies like the pot smoke rising in their bongs.” Jeffrey Eugenides, Middlesex.

15 avril 2004 

Rashômon

“L'homme, alors, prudemment, afin d'éviter que son sabre à poignée nue ne se dégainât, posa son pied chaussé de sandales sur la première marche de l'échelle.” Akutagawa Ryûnosuke, Rashômon.

1. Prenez le livre le plus proche de vous.
2. Ouvrez le livre à la page 23.
3. Trouvez la cinquième phrase.
4. Publiez cette phrase dans votre carnet, ainsi que ces instructions.

03 septembre 2002 

Chronique japonaise

“Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma : la plupart des liens solides se nouent au-delà de l'intellect et ne s'expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages qu'on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont — trop longtemps peut-être — cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu'elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n'avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s'enfoncent au tréfonds de l'oreiller comme s'ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu'ont les mourants de trouver le bout de l'écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu'on ouvre ensuite, dans la tête d'un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d'une langue étrangère.
Courage, on est bien mieux relié qu'on ne le croit, mais on oublie de s'en souvenir.” Nicolas Bouvier, Chronique japonaise.

21 juillet 2002 

American Beauty

“It was one of those days when it's a minute away from snowing. And there's this electricity in the air, you can almost hear it, right? And this bag was just... dancing with me. Like a little kid begging me to play with it. For fifteen minutes. That's the day I realized that there was this entire life behind things, and this incredibly benevolent force that wanted me to know there was no reason to be afraid ever. Video's a poor excuse, I know. But it helps me remember... I need to remember.
Sometimes there's so much beauty in the world I feel like I can't take it... and my heart is going to cave in.” Alan Ball, American Beauty.